Les valeurs chrétiennes exposent-elles au burn-out ?

“Le christianisme doit-il être regardé comme un facteur aggravant du burn-out ? Peut-on au contraire puiser dans cette tradition spirituelle des éléments de sens qui puissent servir de garde-fou contre l’épuisement ?” En répondant à ces deux questions dans un long article publié récemment par la revue Études, Jean-Marie Gueullette, à la fois docteur en médecine et théologien à l’Université catholique de Lyon, développe une analyse fouillée et renouvelée du burn-out. Ses réflexions ne sont pas sans intérêt pour tous les professionnels concernés par le phénomène, qu’ils soient chrétiens ou non.

La réflexion du Père Jean-Marie Gueullette tire son origine dans la découverte d’une étonnante “proximité des thématiques convoquées par le burn-out avec celles que l’on rencontre dans la sphère religieuse chrétienne : le besoin d’idéal, de dépassement de ses limites, la valorisation du don de soi-même, l’esprit de sacrifice”. Il provient peut-être aussi du constat que l’épuisement professionnel n’épargne nullement les ecclésiastiques, une étude menée dans un diocèse italien ayant révélé que “38 % des prêtres en présentaient des symptômes”.

Le burn-out, pathologie du surinvestissement

D’où son interrogation : le système de valeurs chrétien représente-t-il, pour celui qui y adhère, un terreau favorable au déclenchement d’un burn-out ? Afin d’y répondre, le théologien s’attache d’abord à cerner cette singulière pathologie professionnelle. Il rappelle que celle-ci “survient, dans un grand nombre de cas, chez des personnes aimant leur métier et qui y sont pleinement investies”, si bien que la première phase de burn-out passe souvent inaperçue. “Le sujet en fait trop, mais il n’en a pas conscience ; il travaille sur un mode passionnel qui lui fait faire des heures supplémentaires, qui le pousse à se proposer facilement comme volontaire pour les missions difficiles, pour le travail qui arrive en plus. Sa hiérarchie ne s’en alarme souvent que trop tard car, dans un premier temps, il a tout l’air d’un collaborateur modèle, d’un salarié très motivé”, écrit Jean-Marie Gueullette.

Du reste, même lorsque l’entourage ou la hiérarchie invite ce travailleur à lever le pied, il est fréquent que ce dernier n’obtempère pas car “le sujet en risque de burn-out cherche à se dépenser et à se dépasser sans aucune référence autre : il est seul dans son investissement déraisonnable, seul maître du sens, incapable d’entendre les signaux d’alarme qui lui sont adressés”. L’observation a le mérite de souligner que le burn-out ne peut s’expliquer par la seule existence de dysfonctionnements institutionnels. Pour qu’un burn-out survienne, il faut y ajouter la pression que le sujet se met lui-même. “L’idéal le plus tyrannique, le modèle le plus écrasant est celui que le sujet se donne à lui-même, sans aucune régulation”, constate le théologien.

Une désillusion proportionnelle à l’idéalisation initiale

Comment un tel glissement est-il possible ? Pour de nombreux experts, il trouve sa source dans l’inévitable désillusion qui frappe les personnes qui placent dans leur travail des attentes démesurées et finissent par s’identifier à cet idéal. “Lorsque la banalité du quotidien et la découverte des limites inéluctables dans toute institution viennent mettre en péril l’idéal initial, le sujet peut être tenté de trouver son salut dans sa propre activité, ses propres succès, pour sauver à tout prix l’idéal qui lui est identitairement indispensable.” D’où une spirale d’engagement toujours plus importante, une quête sans fin qui finit par consumer l’individu sans qu’il puisse se dégager de ce piège puisque son estime de lui-même est liée à investissement professionnel.

Le burn-out serait donc aussi la conséquence d’une volonté maladroite de combler le manque de sens par le surcroît d’activité. La psychologue et sociologue Nicole Aubert avait déjà souligné que l’investissement professionnel peut relever du désir d’assurer son salut, le travailleur se surinvestissant “pour échapper au vide social, au manque de référent, au manque de sens, et assurer, par la réussite de sa carrière, la consécration de son existence terrestre”. Pour Jean-Marie Gueullette cette dernière remarque tend à disculper le christianisme de son éventuelle responsabilité dans le déclenchement d’un burn-out. En effet, ce dernier trouverait plutôt sa terre d’élection dans les sociétés qui, ayant évacué le religieux comme voie de salut, conduisent leurs membres à trouver la rédemption dans le travail. Une dramatique illusion qui n’est pas sans rappeler celle qui détruit les victimes de la drogue. “Le sujet est entraîné dans une spirale infernale : croyant trouver le sens de son existence dans le travail, qui ne peut le lui apporter, il cherche à en faire toujours plus, ne rencontrant que toujours plus de frustration”. Jusqu’à finir par craquer.

Une forme moderne et laïque du martyre ?

Restait toutefois un dernier point à aborder, plus épineux : le rôle éventuellement joué, chez les victimes de burn-out, par une mentalité sacrificielle d’origine chrétienne. “Le sacrifice peut être célébré par le sujet lui-même, qui pousse son souci de l’autre jusqu’à sa propre disparition, enracinant sa démarche dans un radicalisme éthique, ou dans l’exemple de grandes figures religieuses. Le burn-out serait-il alors une forme moderne et laïque du martyre ?”, s’interroge Jean-Marie Gueullette. Il n’est en effet pas interdit de penser qu’en valorisant le dévouement, la charité, la priorité donnée à l’autre et le don de soi, la culture chrétienne peut représenter une incitation à se surinvestir, notamment dans les professions sociales ou médico-sociales dont on sait qu’elles sont particulièrement frappées par le burn-out.

Toutefois, pour l’auteur, cette dérive sacrificielle résulte d’une mauvaise interprétation du christianisme, celui-ci professant “qu’il n’est possible de donner de manière juste que si l’on est capable de reconnaître que l’on reçoit”. Un comportement qui tranche avec celui des salariés sur la voie du burn-out dans la mesure où ceux-ci se signalent plutôt par un engagement univoque et solitaire. En s’appuyant ainsi sur ses connaissances théologiques, Jean-Marie Gueullette souligne ici une dimension capitale du burn-out : l’isolement de ses victimes qui, en refusant de recevoir, en viennent à négliger la dimension nécessairement relationnelle du travail.

Pour aller plus loin :

“Un burn-out propre aux chrétiens”, par Jean-Marie Gueullette, in Études, septembre 2017.