À l’occasion de la Semaine de la Qualité de vie au travail (QVT), Impact Prévention propose une série d’éclairages sur cette démarche novatrice. Le quatrième volet de cette série souligne combien les démarches de QVT ne sauraient être confondues avec la mise en place, sur les lieux de travail, de flippers, salles de détente ou de sport, ni même avec la nomination d’un “chief happiness officer” pour la simple raison que, comme son nom l’indique, la qualité de vie au travail a pour objet l’amélioration du travail et non de ses à-côtés.
Création de salles de sport ou de lieux détente, séances de relaxation ou d’initiation à la méditation, installation de baby-foot ou de flippers… Telles sont les solutions adoptées par nombre d’entreprises dans l’espoir de se conformer à l’injonction qui leur est adressée de se préoccuper du bonheur de leurs salariés. Tantôt sympathiques et bien intentionnées, tantôt franchement cyniques, ces initiatives, parfois prises sous l’égide d’un chief happiness officer, passent toutefois totalement à côté du sujet de la Qualité de vie au travail (QVT) et suscitent, depuis quelques années, une exaspération croissante…
L’injonction au bonheur, dérive totalitaire
Nombre d’experts et de salariés dénoncent l’instauration insidieuse d’une sorte de “dictature du bonheur” dans les organisations. Après vingt ans passés auprès de salariés en souffrance, la psychologue Sylvaine Perragin, confie à Libération, être “persuadée que bientôt, ça fera partie des objectifs à atteindre, d’être heureux au travail. Et ceux qui ne sont pas heureux, ils commettront une faute, ils vont finir par poser problème. Ils seront sur la pente de l’exclusion”. Elle n’est pas la seule à le penser. Dans un récent ouvrage, l’économiste libéral Nicolas Bouzou et la philosophe Julia de Funès, observent la même dérive. “Le bonheur devient le nouvel ordre moral. Voilà les salariés coupables de ne pas être heureux alors même que tout est fait pour leur bien. Le malheur n’est plus seulement le malheur mais l’échec du bonheur, c’est-à-dire l’échec du salarié”, écrivent-ils.
Plus significativement encore, cette fronde gagne même la sphère des écoles de commerce. Responsable de la recherche en management et titulaire de la chaire Innovations Managériales à Audencia, Thibaut Bardon veut, lui aussi, en finir avec les gadgets de promotion du bonheur au travail car, écrit-il dans la Harvard Business Review, “ces initiatives peuvent être vécues comme des formes de pression au quotidien par certains salariés qui ne souhaitent pas participer à des afterworks ou faire de la gym avec leurs collègues en dehors des heures de travail et qui ne veulent pas confier des éléments de leur vie personnelle à des chief happiness officers censés être responsables de leur bonheur. Ils n’ont tout simplement pas envie de prendre part au folklore quotidien mis en scène par leur entreprise, censé être ‘fun’ et ‘épanouissant’ mais qu’ils jugent infantilisant, artificiel, voire non professionnel.”
L’injonction au bonheur, nouveau facteur de stress
Pour Thibaud Bardon, cette idéologie du bonheur au travail déploie toutefois ses effets les plus négatifs auprès des salariés qui, loin de la rejeter, l’adoptent sans réticence. Il remarque ainsi que lorsque “les salariés s’identifient trop à cette culture du bonheur par le travail et au travail […] cela peut conduire à un surinvestissement qui amène certains d’entre eux à avoir du mal à décrocher de leur travail, parfois jusqu’au burn-out”. Et de poser la question qui fâche : “Les salles de gym, espaces bien-être et autres infrastructures offertes par l’entreprise constituent-elles réellement des moyens de se relaxer ou seulement des occasions de travailler autrement en continuant à échanger avec ses collègues ?” Réponse : “Ce surinvestissement peut également être d’ordre affectif car certains salariés en viennent à construire leur socialisation principalement dans la sphère professionnelle et à se sentir tellement redevables envers l’entreprise qu’ils acceptent de travailler souvent tard le soir ou le week-end.”
En d’autres termes, lorsqu’il devient une attitude exigée des salariés, le bonheur professionnel, loin de constituer une réponse adéquate au développement des risques psychosociaux, devient lui-même un facteur majeur de risque, un piège sournois qui se referme sur ceux qui y souscrivent par conviction ou par simple esprit de discipline.
L’injonction au bonheur, écran de fumée
Mais, pour l’ensemble des observateurs critiques, l’effet pervers de cette idéologie du bonheur tient surtout au fait qu’elle détourne l’attention des salariés et des organisations des véritables motifs de la souffrance professionnelle et des solutions qui pourraient leur être apportées, notamment via d’authentiques politiques de QVT. “J’ai eu pas mal de salariés qui sont venus dans ma consultation de psychothérapie pour me parler de leur souffrance, au moment où on n’en parlait pas beaucoup. J’ai vite compris que les solutions ne pouvaient pas être qu’individuelles. Ce n’est pas juste de leur faute si les gens souffrent, et il ne faut pas se contenter de leur conseiller la méditation ou le yoga. Il y a une responsabilité de l’organisation du travail”, confie Sylvaine Perragin.
Une analyse partagée par Nicolas Bouzou et la philosophe Julia de Funès qui voient dans l’invocation incantatoire du bonheur professionnel et dans les gadgets qu’ils génèrent un véritable écran de fumée : “Un certain nombre d’entreprises avec lesquelles nous travaillons sont bureaucratiques, rigides, organisées en silo. Leur management est perméable aux théories à la mode mais fait l’impasse sur des notions comme l’autonomie, le courage et le sens. Elles invoquent le bonheur mais oublient la convivialité qui naît de la volonté de participer à un projet qui fait sens.”
Ce décalage entre le discours entonné et la réalité vécue a des effets extrêmement néfastes sur les individus, sur les collectifs de travail et finalement sur la performance des entreprises. “Nombreuses sont, hélas, les organisations qui communiquent sur leur volonté de faire le bonheur des salariés, qui mettent en place des politiques reprenant les codes de cette ‘happy culture’, et qui organisent quelques activités ludiques pour leurs employés mais qui conservent des modes de management très traditionnels, pour ne pas dire autoritaires. Ces initiatives qui n’affectent pas le travail lui-même mais qui s’expriment seulement en périphérie de ce dernier sont alors interprétées comme autant d’injonctions paradoxales par les salariés qui provoquent l’effet inverse de celui escompté, en créant du cynisme, de la démotivation, voire de la défiance vis-à-vis de l’entreprise”, explique Thibaud Bardon.
Le sens de la QVT : agir sur le travail
Ces dérives délétères ne sont hélas pas neuves. Voici quelques années, une note de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) mettait déjà en garde les entreprises en soulignant que “la notion de bien-être au travail est parfois mobilisée pour parler d’actions qui n’ont que peu d’impacts sur l’organisation concrète du travail dans les équipes. C’est le cas par exemple de la mise à disposition d’infrastructures sportives, de séances de massages ou de conseils diététiques”. Et, comme le rappelle l’Anact lors des débats précédant l’adoption de l’Accord national interprofessionnel (ANI) du 19 juin 2013 sur la QVT, certains experts redoutaient déjà que “la polysémie du terme QVT ne permette d’occulter la problématique des risques psychosociaux (RPS) et d’orienter les entreprises sur des actions périphériques aux conditions de travail”.
Il faut dès lors inlassablement le rappeler : une authentique politique de QVT a pour objet de mener une réflexion sur le travail et les conditions dans lesquelles il s’exerce. Elle porte non sur les à-côtés du travail mais sur le travail lui-même, aussi bien dans ses aspect organisationnels que managériaux. Si bien que la QVT obéit à une logique exactement antagoniste à celle qui préside à l’injonction au bonheur. En effet, tandis que ces dernières postulent que les salariés heureux travaillent mieux, la QVT considère, à l’inverse, que les travailleurs qui peuvent faire du bon travail dans de bonnes conditions en retirent de la joie et de la fierté. Pour la QVT c’est donc la possibilité offerte aux travailleurs de “bien faire” qui génère leur “bien être”. Cette démarche peut sembler plus modeste. Elle est en réalité plus exigeante et surtout plus efficace.