Philippe Mège : “L’agribashing est l’une des causes majeures du mal-être du monde agricole.”

Habitué du Salon de l’agriculture, dont il n’a manqué aucune édition depuis 25 ans, Philippe Mège, directeur d’Impact Prévention, s’y est entretenu avec de nombreux professionnels au sujet de l’agribashing. Il revient ici sur ce phénomène délétère pour la santé psychologique des agriculteurs et de leurs salariés.

Lors du dernier Salon de l’Agriculture, il a été souvent question de l’agribashing. Que pensez-vous de ce phénomène et de la façon dont il est perçu par les agriculteurs ?

L’agribashing peut se définir comme le dénigrement systématique de l’agriculture et des agriculteurs, voire de l’ensemble des métiers de la filière agroalimentaire. Il est incontestablement devenu un sujet de préoccupation majeure pour les professionnels qui, désormais, n’hésitent plus à en parler. Cette libération de la parole me semble extrêmement positive car elle permet aux personnes concernées de mettre un mot sur leur souffrance et de sortir d’un certain déni. En effet, jusqu’à récemment, de nombreux agriculteurs faisaient le gros dos ou tentaient de se rassurer en estimant que l’agribashing s’apparentait à une simple critique des modes de production conventionnels ravivant d’anciens débats internes au monde agricole. Ce n’est d’ailleurs pas faux puisque, en France, la critique des modes de productions conventionnels a été historiquement portée par une frange des agriculteurs, notamment à l’instigation de la Confédération paysanne, dans les années 90. À l’époque déjà, les débats étaient âpres, mais ils se déroulaient essentiellement au sein du monde rural, entre professionnels… Aujourd’hui, c’est différent : la critique s’est exacerbée et elle est devenue une sorte de lieu commun contemporain porté par des activistes mais aussi par de grands médias et des personnalités publiques.

Pourtant, selon un récent sondage de l’Ifop, les Français ont une bonne image des agriculteurs : 72 % déclarent “pouvoir leur faire confiance”, 64% les trouvent “respectueux de la santé” et 68 % “soucieux du bien-être animal”…

Vous avez raison de rappeler ces chiffres qui doivent faire pâlir d’envie nombre de professions ! Mais je doute hélas que ces sondages suffisent à vraiment rasséréner les agriculteurs et leur rendre la fierté professionnelle qui devrait être la leur. En effet, les agriculteurs se retrouvent collectivement dans la même situation qu’un individu gravement diffamé quotidiennement mais que l’on tenterait d’apaiser en lui affirmant que les mensonges colportés sur son compte ne prennent pas… Cela ne suffit évidemment pas à immuniser les agriculteurs contre la souffrance qu’ils ressentent lorsqu’ils sont injustement stigmatisés et salis voire agressés comme c’est de plus en plus souvent le cas. De surcroît, l’amour porté au monde agricole est ambivalent parce qu’il exprime parfois, chez les citadins, une vision fantasmagorique du monde rural qui fait paradoxalement le lit d’une stigmatisation des agriculteurs réels. En caricaturant, je dirais que l’agribashing peut naître de la déception de découvrir que le monde agricole n’est pas celui de “Martine à la ferme”…

L’agribashing est-il aujourd’hui officiellement identifié comme une cause de souffrance professionnelle ?

Reconnaissons qu’après des années d’atermoiements, il y a eu une vraie prise de conscience des pouvoirs publics. Ainsi, lors de sa visite du dernier Salon de l’agriculture, Emmanuel Macron lui-même a annoncé le lancement d’une mission parlementaire sur le mal-être des agriculteurs. Or, l’agribashing participe sans conteste de ce mal-être. Comme le soulignait récemment Pascal Cormery, président de la Caisse centrale de la MSA dans un entretien accordé à Terre-Net, “l’agribashing accentue la problématique du burn-out chez les agriculteurs. Il n’y a plus un matin sans une stigmatisation ou une fakenews sur l’agriculture. Les agriculteurs n’en peuvent plus. Il n’y a aucune autre profession qui, matin, midi et soir, se fait ainsi taper dessus.” Et il précisait : “La dépression du monde agricole n’est plus liée aux difficultés économiques, mais à la pression sociétale.” Pour ma part, je dirais plutôt que la pression sociétale vient s’ajouter aux difficultés économiques, si bien que les agriculteurs cumulent de façon dramatique les facteurs de risques psychosociaux. Rappelons, comme l’a révélé la MSA, en France, chaque jour un chef d’exploitation agricole se donne la mort… Et si l’on y ajoute les salariés agricoles, le nombre est presque multiplié par deux !

Au-delà des suicides, dispose-t-on d’autres données chiffrées sur l’exposition des agriculteurs aux risques psychosociaux ?

Nous ne disposons pas de données exhaustives parce que les agriculteurs n’étant que rarement salariés, ils passent souvent sous les radars de la médecine du travail. Toutefois, quelques études permettent quand même de corroborer la situation dramatique révélée par le nombre de suicides. L’une d’entre elles, consacrée au dépistage du burn-out chez les dirigeants de PME, a récemment mis en évidence que 17,5 % d’entre eux présentaient un risque important de burn-out. Or, c’est le cas de 35,2 % des agriculteurs qui se retrouvent dans le peloton de tête des professions les plus exposées avec les artisans (35,3 %) et les experts-comptables (30,2 %). Selon les auteurs de cette étude, chercheurs en gestion de l’université de Montpellier, “le sentiment d’impuissance et l’agribashing sont deux causes majeures de l’épuisement professionnel” des agriculteurs.

Pourquoi l’agribashing a-t-il un effet si dévastateur sur le moral des agriculteurs ?

L’agribashing est extrêmement toxique car il contribue à saper la fierté professionnelle et l’estime de soi des individus qu’il cible. Or, personne ne peut vivre sans un minimum d’estime de soi, y compris au plan professionnel. Il faut bien comprendre que le travail représente bien davantage qu’un simple moyen de gagner sa vie. Le travail nous apporte aussi une identité. Comme en témoigne d’ailleurs le langage courant, notre travail nous définit socialement. Lorsqu’on se présente aux autres, on dit “je suis professeur ou agriculteur” et non “je fais professeur ou agriculteur”. Le registre est bien celui de l’être. Les attaques portées contre notre métier sont ressenties comme des attaques contre notre être, contre ce que nous sommes. C’est pourquoi elles sont très déstabilisantes et destructrices. Et cela est d’autant plus vrai pour les agriculteurs que, dans un pays aux profondes racines paysannes et rurales tel que le nôtre, le statut d’agriculteur a une dimension qui dépasse la seule dimension professionnelle ou fonctionnelle. Agriculteur, ce n’est pas seulement un métier, c’est une identité individuelle et collective souvent héritée. On devient cadre en prenant ses fonctions alors qu’à bien des égards, on naît agriculteur. Chez les agriculteurs, le métier est consubstantiel à la personne. Ajoutons enfin que les attaques portées contre les agriculteurs visent le cœur même de leur fierté professionnelle et de leur utilité sociale. Les agriculteurs étaient fiers de nourrir le pays et voilà qu’ils sont désignés comme des empoisonneurs. Reconnaissons que c’est d’une violence inouïe !

Comment expliquez-vous le développement de l’agribashing dans notre société ?

Les causes sont évidemment multiples. Certains citent l’essor des préoccupations liées à la santé et à l’alimentation qui seraient liées au vieillissement de la population. D’autres pointent l’émergence d’une nouvelle forme de rapport à la nature dans le sillage des préoccupations climatiques et environnementales… Tout cela est vrai. Toutefois, je me demande si l’agribashing ne s’inscrit pas aussi dans les vives tensions qui traversent les sociétés développées. Dans nos pays, on constate une incompréhension croissante entre, d’une part, les gagnants des mutations contemporaines, plutôt nomades et citadins, et le reste de la population, plutôt rural et sédentaire. Ces deux pans de la population développent des visions du monde et des sensibilités très divergentes. De nombreux ouvrages ont été consacrés à ce phénomène tels La France périphérique de Christophe Guilluy ou L’archipel français de Jérôme Fourquet. Bien que très insérés dans l’économie mondiale, les agriculteurs sont incontestablement, par leur lien à la terre, des “gens de quelque part” dont la souffrance résulte du sentiment, tantôt justifié tantôt exagéré, d’être incompris et méprisés par les nouvelles élites.

Cela signifie-t-il que les agriculteurs n’auront d’autre choix que de vivre et travailler avec l’agribashing ?

Bien malin celui capable de prédire l’évolution des mentalités collectives, de distinguer les opinions qui relèvent d’une mode passagère et celles appelées à s’ancrer durablement. Une chose est sûre : l’agribashing doit être considéré aujourd’hui comme un authentique facteur de risque professionnel et doit donc être évalué et combattu en tant que tel. Même s’ils n’ont individuellement que peu de prise sur ce phénomène social, les agriculteurs peuvent toutefois agir pour se protéger et protéger leurs salariés de ses conséquences délétères. Dans un tel contexte, ils devraient notamment apprendre à détecter les signes précurseurs de l’épuisement professionnel et ne pas hésiter à recourir à des accompagnements psychologiques pour les salariés en souffrance ou pour eux-mêmes.