L’observatoire Eurogip dédié à l’assurance et à la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles au plan européen a publié les actes du colloque qu’il avait organisé en mars 2018 sur le thème “Numérique et santé-sécurité au travail en Europe” (1). De nombreux intervenants y avaient souligné combien un usage mal maîtrisé des outils numériques pouvait conduire à une désorganisation du travail et à une explosion des risques psychosociaux (RPS).
“Le numérique a profondément transformé notre société depuis ces 20 dernières années. Peu de travailleurs ne sont pas, à un moment ou à un autre de la journée, face à un écran d’ordinateur, de tablette ou de smartphone” rappelle Christian Expert, Vice-Président du Conseil d’administration d’Eurogip. Un constat désormais évident pour tous mais aux conséquences beaucoup moins anodines qu’on ne le croyait initialement.
La désillusion à l’égard des TIC
Directeur de l’Agence départementale du numérique des Pyrénées-Atlantiques et auteur d’une thèse sur le lien entre technologies de l’information et de la communication (TIC) et risques psychosociaux (RPS) (2), Thierry Venin résume ainsi la désillusion qui s’empare progressivement du monde du travail à propos des outils numériques : “C’est une déception, dans le sens où après des années d’informatisation dans différentes entreprises, associations, etc., j’ai senti monter une vague de doléances qui peut se résumer dans la phrase : ‘Je n’ai pas le temps, je suis débordé’. Il s’agit d’un paradoxe tout à fait saisissant car nous sommes tous très assistés par de multiples outils électroniques censés nous soulager. Or j’ai le sentiment, au contraire, d’une surcharge cognitive étonnante, qui leur est associée.”
Cette situation est désormais bien connue des travailleurs et singulièrement des cadres. À l’occasion d’une enquête de référence sur le stress des cadres réalisée il y a des années par le médecin du travail Bernard Salengro sous l’égide de la CFE-CGC, ils avaient déjà pointé les différents effets négatifs des TIC sur leurs conditions de travail (3). “Il s’agit en premier lieu du culte de la vitesse et de l’immédiateté, de la réactivité permanente, associées à une intensification nette du travail dématérialisé. Il convient également de mentionner l’infobésité, avec une grosse masse d’informations en circulation, où le bruit excède très largement le signal, ainsi que l’intensification et l’accélération”, résume Thierry Venin.
Interrompus toutes les 6 minutes !
Pourquoi ces effets négatifs sont-ils le plus souvent passés sous silence ? Pour le journaliste Régis de Closets, l’explication de ce déni réside dans “un discours techniciste positiviste, qui fait que l’on n’ose pas avouer les difficultés que l’on rencontre avec ces technologies, par crainte de passer pour un vieux ringard”. Une situation d’autant plus regrettable que le recours mal pensé aux technologies numérique affecte d’un même mouvement la santé des travailleurs et celle de l’entreprise. En effet, lorsque les cadres se plaignent d’un “travail en miettes” résultant d’interruptions croissantes nuisant à la concentration et à la réflexion, leur productivité et la qualité de leur travail en pâtissent bien sûr grandement. Or, selon diverses études, les environnements de travail numérique se caractérisent par une interruption toutes les six minutes !
Preuve qu’il s’agit d’un véritable problème organisationnel et managérial dont les entreprises devraient se saisir, certains cadres vont jusqu’à mettre en œuvre des stratégies personnelles visant à protéger leur travail des interruptions générées par les technologies numériques. Les experts évoquent ainsi l’exemple très éloquent de personnes qui effectuent le travail nécessitant de la réflexion non au bureau, mais chez elles parce que, comme le souligne Régis de Closets, “le temps long ne parvient plus aujourd’hui à exister dans le temps du travail, où les personnes subissent une sursollicitation”.
Pour un usage raisonné des TIC
Contrairement à une idée reçue, les risques psychosociaux (RPS) entraînés par les technologies numériques ne constituent donc pas, pour les entreprises, un simple dégât collatéral. Ils sont plutôt le signe d’une désorganisation beaucoup plus profonde. En recoupant diverses études, Thierry Venin est ainsi arrivé à la conclusion que “près de 25 % du temps de travail d’une entreprise tertiaire moyenne sont consacrés au traitement d’e-mails, soit 500 équivalents temps plein dans une entreprise de 2500 salariés !” Et de conclure “qu’il s’agit en fin de compte d’un service clandestin, qui n’est pas organisé ni conscientisé au niveau du top management”.
Pour les intervenants du colloque d’Eurogip, il ne s’agit pas de rejeter par principe les technologies numériques mais de considérer enfin qu’elles ne sont pas bénéfiques par nature. Leur souhait ? Promouvoir un usage raisonné et maîtrisé de ces outils. Les expérimentations menées, dans un nombre croissant d’entreprises, sur le thème du “droit à la déconnexion” prouvent que ce processus est engagé. Mais, pour les intervenants, on ne pourra en rester là : “Beaucoup reste faire en matière de risques psychosociaux liés aux TIC, qui constituent un thème émergent”, estiment-ils.